Texte rédigé par Arxavben
Les nouveaux éléments transmis aux fédérations départementales de chasseurs par l’OFB (Office français de la biodiversité) et le réseau SAGIR (surveillance des maladies de la faune sauvage) en décembre éclairent d’un jour nouveau l’éthologie du chevreuil (mortalité adulte accrue, régime alimentaire perturbé). Au point de reléguer au second plan la querelle des anciens et des modernes qui agite pacifiquement les chasseurs de grand gibier depuis une vingtaine d’années.

La question initiale est simple : quel est l’état de forme réel de la population de chevreuils en France ? Autrement dit, le taux de mortalité de capreolus capreolus est-il conforme au fonctionnement naturel de l’espèce, sans facteur extérieur supplémentaire ? Depuis deux décennies, les tenants d’une « mortalité anormale du chevreuil1 » mettent en avant la raréfaction qu’ils sont certains de détecter sur leurs territoires. Ces pessimistes voient moins de chevrettes suitées de jumeaux au printemps, croisent moins de chevrillards en automne/hiver quand la chasse a repris et recensent davantage de gabarits chétifs parmi les jeunes. Au passage, quelques-uns incriminent le dérèglement climatique, avec des canicules plus fréquentes, des sécheresses plus durables et une éclosion végétale plus précoce – trop précoce ? – par rapport à la période de mise-bas des chevrettes (lire encadré). Principale critique en retour : on est là dans le registre du ressenti, pas celui des données scientifiques.
Dix fois plus nombreux en 30 ans
A l’inverse, les défenseurs de la « mortalité expliquée du chevreuil » rappellent les effets délétères d’une surpopulation momentanée induisant une phase d’autorégulation (densité-dépendance) et avancent la possibilité d’une concurrence alimentaire exacerbée. Mais ils relativisent aussitôt la gravité de ces comportements naturels pour l’espèce en soulignant la capacité du petit cervidé à gommer sur le moyen terme les effets néfastes d’une reproduction malmenée par une météo meurtrière et/ou un débourrage végétatif trop précoce. Pour ces optimistes, le chevreuil tricolore est en forme grâce à une grande capacité de résilience et si les effectifs diminuent dans certaines régions, ils sont à la hausse dans d’autres secteurs. L’espèce capreolus ne gambade-t-elle pas sur Terre depuis 200 000 ans ? Ses effectifs en France n’ont-ils pas été multipliés par dix depuis 30 ans ? Les études scientifiques menées sur le temps long dans les réserves de chasse et de faune sauvage2 de Chizé (Poitou-Charentes) et Trois-Fontaines (Marne) ont permis d’en connaître un rayon sur Mister Brocard et Miss Chevrette3. Critique entendue en retour : les données mises en avant commencent à dater, souvent plus d’une vingtaine d’années. N’est-il pas temps de rafraîchir tout ça ?

Un coup de stress environnemental
Mais tout ça, c’était avant. Avant le signal d’alerte et l’appel à contribution qu’OFB et SAGIR ont adressé en décembre 2024 à la chasse française4. Les récents constats effectués un peu partout en France laissent, en effet, transparaître une évolution nouvelle, et sans doute inattendue, qui cadre mal avec les vieilles certitudes des uns et des autres. L’office de la biodiversité et le réseau de surveillance ont certes encore beaucoup de travail avant d’avoir reconstitué le scénario qui se joue sous nos yeux, mais il y a urgence à enquêter plus avant. Les FDC sont donc priées de mobiliser leurs adhérents.
Plusieurs constats nouveaux interpellent les spécialistes. D’abord, le nombre de cadavres de brocards et de chevrettes adultes trouvés en état de maigreur avancé, le plus souvent polyparasités, semble en augmentation mais sans cause sanitaire évidente (encéphalite spongiforme, fièvre catarrhale ovine, maladie hémorragique, etc.) Le phénomène étonne d’autant plus que c’est habituellement la mortalité juvénile estivale – en été, les cadavres de faons disparaissent avant qu’on les trouve – qui affecte le plus lourdement la démographie de l’espèce.
Ensuite, l’examen des bols alimentaires qui reflètent le menu des trois derniers jours montre plusieurs choses :
- même lorsque les animaux sont très maigres, leurs réservoirs gastriques sont garnis, preuve qu’ils s’alimentaient ;
- les végétaux avalés sont peu digérés et ne correspondent pas forcément au régime alimentaire de référence ;
- la présence de tiques, insectes, vers et poils trahit un léchage intense.
En se gardant de conclure prématurément, OFB et SAGIR évoquent (4) à ce stade un ensemble d’éléments « compatibles avec la consommation de ressources inhabituelles et inadaptées à la physiologie digestive et aux besoins énergétiques du chevreuil« . Parmi les explications envisagées, les spécialistes énumèrent un changement de la flore disponible, un stress végétal rendant les ressources habituelles immangeables, une concurrence alimentaire accrue avec le cerf. Autant d’hypothèses à vérifier sur fond de changement climatique.
Autant dire que la traque de la vérité est loin d’être terminée.
Les chevrettes-mères face à l’adversité climatique
Vouloir comprendre les causes de mortalité chez le chevreuil, c’est aussi s’intéresser à sa reproduction et à sa dynamique de population. Heureusement, grâce aux études menées depuis le milieu des années 70 dans les réserves de chasse et de faune sauvage (2) de Chizé et Trois-Fontaines, on connaît bien les secrets intimes de capreolus.
La reproduction de l’espèce repose sur la combinaison, plus ou moins efficace selon les années, de quatre paramètres : proportion de femelles, taux de fécondité (lié au gabarit des mères), survie estivale des faons (élément essentiel de la dynamique de population5 et survie des adultes. Chronologiquement, le rut se déroule de mi-juillet à mi-août. A peine fécondées, les chevrettes mettent leurs embryons au coffre – c’est la diapause embryonnaire –, puis la gestation démarre réellement en décembre-janvier. Cette particularité permet à Madame de mettre-bas autour du 15 mai, en général deux faons, lorsque la végétation printanière va lui offrir toute sa richesse pour l’aider fabriquer du bon lait, en flux tendu de surcroît. Et c’est bien là que le bât climatique blesse, aujourd’hui…
Chez capreolus, le déclenchement des mises-bas n’obéit pas à la disponibilité alimentaire mais à la photopériode, c’est-à-dire la durée du jour, invariable d’une année à l’autre. Conséquence mise en évidence par les études scientifiques6 : le réchauffement climatique, en avançant de plusieurs semaines l’éclosion de la végétation, prive les jeunes mères d’une manne végétale censée profiter à leurs jeunes. Tant que le phénomène est ponctuel, l’espèce encaisse et se refait la cerise ensuite. Mais ces dernières années, la précocité du printemps végétal tend à se répéter. A l’arrivée, on a moins de faons et des chevrillards moins costauds pour passer l’été et affronter l’hiver.

(© arxavben)
De plus, le risque de la double peine ne peut être totalement écarté, car si une sécheresse s’installe, d’autres effets indésirables entrent en jeu. Une séquence caniculaire peut même empêcher la conduite à terme de tous les embryons fécondés : la stratégie de reproduction K de l’espèce (par opposition à la stratégie R d’autres animaux) permet à une chevrette de réduire le nombre de ses corps jaunes (follicules embryonnaires) en cours de gestation. Moins de bouches à nourrir en ces temps trop agressifs… (7)
Bien sûr, on peut espérer que le chevreuil saura s’adapter si la Terre se réchauffe durablement, réalité difficilement contestable aujourd’hui sauf peut-être pour quelques « platistes » climatiques. Mais réduire, par exemple, la durée de la diapause embryonnaire pour avancer la mise-bas des quelques semaines nécessaires est une évolution qui risque de prendre du temps.
- De la mortalité anormale du chevreuil à la mortalité expliquée du chevreuil, par Daniel Delorme et Guy Van Laere (ONCFS) et Gérard Bédarida (ANCGG), revue Grande Faune n° 117 (2008) : https://www.ancgg.org/wp-content/uploads/2022/11/De-la-MAC-a-la-MEC-de-la-mortalite-anormale-du-chevreuil-a-la-mortalite-expliquee-du-chevreuil.pdf ↩︎
- Les réserves, territoires de référence, par François Klein et Daniel Maillard (ONCFS) et Anne Loison et Jean-Michel Gaillard (CNRS), revue Faune sauvage n° 278 (2007) ↩︎
- Le chevreuil », par Daniel Delorme et Guy Van Laere (ONCFS), Editions Belin 2007 ↩︎
- Note OFB et réseau SAGIR aux FDC, décembre 2024 : https://www.fdc54.com/actualites/et-si-on-faisait-a-nos-chevreuils/ ↩︎
- Etude capreolus du Laboratoire de biologie et biométrie évolutive (CNRS/LBBE) et de l’Office français de la biodiversité (OFB), années 2010 https://lbbe.univ-lyon1.fr/fr/chevreuil-capreolus-capreolus ↩︎
- Le chevreuil face au changement climatique », par François Klein, Claude Warnant et Gilles Capron (ONCFS), Floriane Plard, Jean-Michel Gaillard et Christophe Bonenfant (CNRS/LBBE) et Mark Hewison (INRA), revue Faune sauvage n° 303, 2014 https://professionnels.ofb.fr/sites/default/files/pdf/RevueFS/FauneSauvage303_2014_Art5.pdf ↩︎
- Les effets de la canicule de 2003 sur le chevreuil à Chizé », par Guy Van Laere (ONCFS), Carole Toïgo et Jean-Michekl Gaillard CNRS) et Guy Renaud (INRA), reveue Faune sauvage n° 273, septembre 2026 https://professionnels.ofb.fr/sites/default/files/pdf/RevueFS/FauneSauvage273_2006_Art3.pdf ↩︎
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