Défendre la chasse, c’est aussi s’intéresser aux travaux de chercheurs et d’universitaires qui étudient la chasse sous l’angle de l’anthropologie sociale. Ils traitent de manière académique des sujets qui sont absolument cruciaux pour l’avenir de la chasse et, si leurs recherches ne sont pas biaisées par un a priori négatif, ils peuvent apporter beaucoup au monde de la chasse tant critiqué aujourd’hui. C’est le cas d’Erica von Essen, une universitaire suédoise que nous avons eu le plaisir d’interviewer.

Erica von Essen est professeur associé au département d’anthropologie sociale de l’université de Stockholm. Sa thèse de doctorat portait sur la chasse illégale des grands carnivores en Suède. Elle a ensuite dirigé des projets sur l’évolution de l’éthique de la chasse, les régimes de chasse de diverses espèces et la résistance des campagnes à l’augmentation des normes restrictives en matière de relations avec la faune sauvage. Elle a aussi beaucoup travaillé en collaboration avec l’association des chasseurs suédois.
Les travaux d’Erica von Essen sont publiés dans des revues de criminologie, de sociologie, de géographie, de communication, de philosophie et d’études animales, avec plus de 50 publications évaluées par des pairs en sept ans. Elle est également souvent présente dans les médias nationaux sur des questions relatives au braconnage, à la chasse et à la gestion des loups. Erica a été invitée à s’exprimer au Parlement suédois et au Parlement européen sur la directive « Habitats ». Vous trouverez en bas de page la liste et les liens des principaux travaux d’Erica von Essen en rapport avec la chasse.

Bonjour Erica, merci beaucoup d’avoir accepté de répondre à Chroniques Cynégétiques. Qu’est-ce qui vous a amené à faire de la chasse votre domaine de recherche ?

Bien que j’aie été élevée dans une famille rurale qui pratiquait la chasse, je n’ai jamais été un enfant adepte des activités de plein air et je n’ai en fait abordé ce domaine que de manière académique au cours de mes études ! Je savais que je voulais faire des recherches sur les relations entre l’homme et la faune. La chasse est sans doute la principale relation qui existe avec la faune sauvage, et certainement la plus ancienne, c’était donc logique. Je m’intéresse de manière générale à la façon dont nous interagissons avec les espèces sauvages, par la conservation, l’observation et, bien sûr, la mise à mort au travers de la chasse.

Vous vous êtes intéressée à l’éthique de la chasse1, comment la définiriez-vous ? Peut-on considérer qu’elle a évolué et que les outils modernes qu’utilisent les chasseurs ont un impact sur cette approche éthique de la chasse ?

J’aborde l’éthique d’une manière plutôt descriptive et sociologique : je me réfère aux normes concernant le bien et le mal, à la manière dont les gens résolvent les dilemmes moraux et à la manière dont ces valeurs sont formées et se manifestent dans les codes de conduite. Mais la plupart des éthiciens et des philosophes étudient l’éthique d’un point de vue plus théorique, en s’intéressant à la manière dont les domaines de la raison régissent ce que nous devrions faire, par exemple l’utilitarisme, l’éthique de la vertu, la déontologie.

Pour moi, il est important de se concentrer sur ce que disent les chasseurs eux-mêmes et sur la manière dont ils raisonnent leur comportement en se référant au bien et au mal.

Erica von Essen

Leur éthique est souvent de nature utilitariste, mais elle subit également diverses influences provenant d’autres domaines, de sorte que l’éthique de la chasse est en fait un peu bricolée de toutes pièces. Par exemple, une grande partie de l’activité du chasseur tourne autour des vertus et des relations : prendre soin des populations animales en tant que gestionnaire. Historiquement, l’éthique de la chasse a peut-être été un peu plus anthropocentrique, insistant sur l’importance de l’esthétique, de la conduite sportive et de la bienséance – presque comme si elle visait à ne pas contrarier les autres chasseurs. Aujourd’hui, elle respecte beaucoup plus le bien-être des animaux et, bien sûr, la durabilité écologique. Évidemment il s’agit d’une évolution qui s’applique principalement aux chasseurs occidentaux ; les chasseurs indigènes et de subsistance ont généralement des approches un peu différentes. Je dirais néanmoins que le fossé entre l’éthique de la chasse indigène et l’éthique de la chasse occidentale n’est pas aussi net que la plupart des gens l’affirment. Elles ont toutes une base écologique, elles incluent des éléments de bien-être animal et sont issues d’un ensemble de constructions culturelles.

Comment peut-on définir un chasseur dans le monde occidental d’aujourd’hui ?

Il s’agit d’une personne qui traque et tue des animaux, mais les raisons et les types de chasseurs varient considérablement2. Mes recherches m’ont permis de constater que, même parmi les chasseurs occidentaux contemporains, il y a beaucoup de positionnements et de groupes de chasseurs, du moins lorsque la chasse est critiquée ou évoquée de l’extérieur. On s’identifie comme chasseur selon que l’on pratique la chasse principalement pour la viande, le sport, la subsistance ou la régulation de certaines populations animales. J’ai toujours considéré qu’il était possible de compartimenter partiellement les chasses dans ces catégories, de sorte que parfois on chasse clairement pour le sport, tandis que d’autres fois, il s’agira plus de régulation, quelque chose que l’on doit faire pour l’environnement ou pour la biosécurité. Mais il s’agit toujours de chasse.

Je crois que l’une des insultes les plus virulentes que j’entends de la part de mes contacts chasseurs est de condamner une pratique comme n’étant « pas de la vraie chasse » ou une personne comme n’étant « pas un vrai chasseur ». Il s’agit souvent d’un désaccord avec leur éthique personnelle, par exemple lorsque certains s’appuient trop sur la technologie, lorsque d’autres ne sont que des chasseurs de trophées très à l’aise financièrement à qui l’animal est « servi sur un plateau ». Les piégeurs peuvent aussi être la cible de ces critiques.

Vous vous êtes intéressée à la chasse illégale. Peut-on dire que toute chasse illégale est du braconnage ? Ne peut-il pas parfois s’agir d’une résistance rurale à une politique de conservation de la nature dictée par les citadins ? C’est une question un peu provocatrice, mais elle aborde le fossé sociologique qui grandit entre les grandes villes et les zones rurales. Vous en avez parlé dans « Entre légalité et légitimité : la chasse illégale en Suède comme crime de dissidence. »

J’ai fait des recherches sur le braconnage – ou la chasse illégale – dans le contexte de l’abattage de grands carnivores. Il s’agit donc nécessairement d’un type de chasse illégale qui n’est pas pratiquée pour un gain matériel explicite. On ne tire pas de valeur d’un loup ou d’un glouton. Il s’agit plutôt d’une « valeur morte », c’est-à-dire que sa disparition vous procure un certain soulagement ou une satisfaction d’une autre manière. Le plus souvent, il s’agit de la protection d’un bien, comme le bétail ou les chiens de chasse, ou même de quelque chose de plus abstrait comme le mode de vie, que vous pouvez estimer menacé par des grands carnivores protégés que vous ne pouvez pas abattre légalement3.

Bien entendu, il existe de nombreuses raisons et de nombreux types de chasseurs illégaux, même dans cette catégorie : prémédités et organisés, opportunistes et désespérés en dernier recours, et même des accidents techniques : vous pensiez agir légalement (peut-être dans le cadre d’une clause d’autodéfense, ou en tirant sur quelque chose d’autre !) et cela est considéré comme de la chasse illégale. Au cours de mes recherches, j’ai eu du mal à trouver des réponses définitives à la question de savoir qui était un chasseur illégal.

Certains ont suggéré qu’il s’agissait d’un chasseur ordinaire qui en avait assez4, mais d’autres ont suggéré qu’il s’agissait probablement d’une personne qui avait enfreint la loi à d’autres égards.

D’une manière générale, je pense qu’il est important de considérer le braconnage comme un phénomène socioculturel et non individuel

Erica von Essen

D’une manière générale, je pense qu’il est important de considérer le braconnage comme un phénomène socioculturel et non individuel5. Il existe des sous-cultures et même des pays où cette pratique est plus ou moins tacitement acceptée dans les campagnes. Ces personnes ne se considèrent pas, ni ne considèrent leurs pairs, comme des criminels déviants. Cette pratique est rationalisée dans le cadre d’une culture plus large qui consiste à s’occuper de ses propres membres lorsque le gouvernement est perçu comme vous ayant tourné le dos ou comme étant inefficace en matière de gestion de la faune sauvage.

Vous vous êtes aussi intéressée au tourisme cynégétique : est-ce bien ou mal ? Vous avez abordé ce sujet dans « Les sept péchés du tourisme cynégétique6« .

Dans une certaine mesure, un nombre croissant de chasseurs sont aujourd’hui de facto des touristes de la chasse. Il est rare que l’on chasse uniquement sur son propre terrain, car la plupart des gens ne peuvent plus posséder de grandes étendues de terre. Par conséquent, lorsque vous êtes invité à une chasse « extérieure », peut-être par l’intermédiaire d’amis, ou que vous achetez une chasse de manière transactionnelle par le biais d’un bail périodique, vous êtes nécessairement un touriste de la chasse. Mais la plupart des gens ne se considèrent pas comme tels. Le touriste chasseur est généralement associé à la chasse au trophée et aux voyages plus lointains à la recherche d’espèces exotiques. Dans notre document sur les « sept péchés », nous avons mis en évidence certains problèmes rencontrés par les touristes et les chasseurs de trophées, notamment le remplacement de la gestion du territoire par une redevance transactionnelle.

D’une certaine manière, la chasse au trophée stéréotypée peut faire ressortir ce qu’il y a de pire chez les chasseurs en concentrant la relation avec le gibier sur un moment minuscule de la chasse – la mise à mort – sans faire de gestion de l’habitat ni apprendre à connaître la faune de la région au fil du temps.

Cependant, le tourisme cynégétique et l’industrie de la chasse au trophée génèrent d’énormes avantages. Aucune autre industrie de loisirs dans la nature ne peut rivaliser avec elle en termes de contribution économique aux communautés locales et à la conservation de la faune et de la flore sauvages. Elle préserve les terres d’utilisations plus néfastes. Certains animaux doivent mourir pour cela, mais leurs espèces et leurs habitats sont préservés pour l’avenir.

Erica, un grand merci pour cet entretien extrêmement enrichissant !


  1. Les défis de l’éthique suédoise de la chasse dans la post-modernité ↩︎
  2. Hunting communities of practice: Factors behind the social differentiation of hunters in modernity ↩︎
  3. ‘Not the wolf itself’: Distinguishing hunters’ criticisms of wolves from procedures for making wolf management decisions ↩︎
  4. The radicalisation of rural resistance: How hunting counterpublics in the Nordic countries contribute to illegal hunting ↩︎
  5. In the gap between legality and legitimacy: Illegal hunting in Sweden as a crime of dissent ↩︎
  6. The seven sins of hunting tourism ↩︎

Les principales publications d’Erica von Essen en rapport avec la chasse.


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