Selon un rapport1 rendu public récemment, certains hauts fonctionnaires considèrent que les ongulés sauvages mettent la forêt française en péril et proposent « choc de rétablissement de l’équilibre forêts-ongulés ». Ce vocabulaire technocratique cache la volonté d’éradiquer les cervidés des forêts gérées par l’ONF. Les relations n’étaient déjà pas bonnes entre cet organisme et les chasseurs, ce rapport ne va pas les améliorer.

Un rapport qui accuse les cervidés de tous les maux et envisage de les éradiquer


Un rapport des services d’inspection du ministère de la Transition écologique (IGEDD) et de l’Agriculture (CGAAER) portant sur l’évaluation du contrat 2021-2025 entre l’État et l’Office national des forêts (ONF) et les perspectives du contrat 2026-2030 vient d’être rendu public. Parmi les quatorze recommandations qu’ils formulent, les hauts fonctionnaires, auteurs du rapport, demandent aux autorités d’engager « un choc de rétablissement de l’équilibre forêts-ongulés. […] Le déséquilibre entre la forêt et les ongulés sauvages apparaît aujourd’hui comme un phénomène « hors de contrôle » dans une grande partie des forêts publiques. »

Ils proposent de mettre en place des mesures radicales, à l’image de celles instaurées en 2019 pour lutter contre la peste porcine africaine (PPA). Voici un exemple de ce qui est envisagé par les auteurs de ce rapport :

Le rapport envisage de classer cerfs et chevreuils en espèces susceptibles d’occasionner des dégâts (ESOD), par arrêté préfectoral en supprimant temporairement et localement les plans de chasse2.

Il suggère aussi d’appliquer les mesures prises lors de la crise de la PPA : « Attirer les animaux avec des aliments dans des enclos puis abattage par des chasseurs, battues administratives sans chien avec tir en ligne, organisées par des équipes renforcées de lieutenants de louveteries avec des chasseurs venant d’autres régions, tirs de nuit encadrés par des spécialistes avec caméras thermiques réalisés par des lieutenants de louveterie et des agents de l’OFB, etc.3« 

Autre mesure proposée : « reprendre en régie directe des lots de chasse dans les zones en fort déséquilibre et de consolider durablement une compétence en matière de régulation des grands ongulés au service de l’intérêt général. » Traduction : plus de lots en adjudication mais gestion de la chasse (ou plutôt de l’éradication) uniquement par l’ONF et ses agents pour « réguler » (exterminer) les ongulés dans ces zones. Ceci a déjà été mis en oeuvre dans certains lots alsaciens comme la réserve de la Petite Pierre où les « clients » sont incités à tirer les biches même suivies de leur faon. C’est ce que l’ONF appelle « libérer les critères de tir. » Encore une périphrase servant à justifier le tir des biches qui est le meilleur moyen de faire baisser une population de cervidés. Les mêmes ajoutent que « qu’il n’y a pas lieu de se retrancher derrière l’éthique pour ne pas tirer et accepter les erreurs. Les réductions fortes d’effectifs s’accompagnant toujours d’une augmentation des blessures et d’apparitions de faons orphelins. » Il faut espérer qu’aucun chasseur ne se rendra complice de ceci en acceptant d’y participer.

Pour le président de la FNC, ces mesures sont scandaleuses : « Classer les cerfs et les chevreuils comme nuisibles, c’est une aberration. […] ces recommandations sont un exemple absolu de ce qu’il ne faut pas faire. Comment peut-on imaginer de nous demander de détruire le travail mis en place depuis des décennies pour gérer les populations de cervidés et faire en sorte que ces animaux magnifiques puissent être à la fois chassés de manière durable et observés par tous ceux qui aiment la nature ? En Pologne, pays qui gère la plus grande forêt plantée d’Europe, la protection des arbres, dès leur plantation, a permis d’assurer un équilibre optimal entre les grands animaux et les massifs forestiers sans faire de telles campagnes de destruction. »

Comparaison européenne

Puisque Willy Schraen parle de la Pologne, intéressons-nous à nos voisins européens et comparons les densités de cervidés chez eux et chez nous.

Dans les données énoncées ci-dessous, la « densité » fait référence au nombre d’individus par 100 km2, généralement calculée sur l’ensemble du territoire national, bien que ces animaux soient concentrés dans les zones boisées. Les chiffres proviennent principalement des offices nationaux de la chasse et des inventaires forestiers.
Les densités varient de 0,02 à plus de 0,1 cerf/ha sur les zones forestières occupées (en moyenne 0,02-0,05/ha au niveau continental), avec des pics locaux dus à des surabondances. Les forêts européennes couvrent environ 160 millions d’hectares, et les cerfs en occupent 60-70 %. La densité moyenne européenne brute (en prenant en compte la surface totale) est de 0,05-0,1 cerf/km². Les densités les plus élevées se trouvent en Europe centrale et orientale (Pologne, Hongrie, Allemagne).4

Comparons les densités entre la France, l’Allemagne et la Pologne.

Si on veut aller un peu plus dans les détails voici quelque éléments de comparaison entre la France et l’Allemagne en prenant en compte les cerfs, les chevreuils et les daims.

Les densités sont donc largement supérieures dans les autres pays européens. Alors pourquoi seule la France envisage-t-elle de massacrer ces animaux ? Pourquoi est-ce le seul pays dans lequel les cervidés sont ainsi désignés comme responsables du dépérissement des forêts ?

Ne faut-il pas voir dans cette démarche la recherche d’un bouc émissaire facile et qui a l’avantage de ne pas remettre en cause le modèle de gestion de l’ONF ?

L’ONF, un organisme en crise chronique.


Le modèle économique de l’ONF repose historiquement sur le principe « le bois paie la forêt », où les recettes issues de la vente de bois (environ 40 % des volumes produits en France) doivent couvrir les coûts de gestion. Cependant, depuis sa création, l’ONF a connu des déséquilibres financiers récurrents, dus à des facteurs comme la baisse des prix du bois, les coûts croissants des missions d’intérêt général (biodiversité, prévention des risques, accueil du public), les impacts du changement climatique et les arbitrages budgétaires de l’État en faveur d’autres priorités. Les déficits ont été structurels dès les premières années, justifiant en partie la création de l’EPIC pour une meilleure visibilité des comptes. Selon des rapports parlementaires et de la Cour des comptes, l’ONF a accumulé un endettement progressif, passant d’équilibres relatifs dans les années 1960-1980 à des déficits chroniques aggravés depuis les années 2000 par la mondialisation et les crises environnementales (tempêtes, scolytes). Les subventions d’équilibre de l’État (versement compensateur pour le régime forestier) ont souvent comblé ces écarts, atteignant 147,9 millions d’euros en 2023. Sans elles, toutes les activités (gestion des forêts domaniales, communales, missions d’intérêt général, prestations concurrentielles) sont déficitaires.

Un rapport de la Cour des comptes de 20245 et un autre du Sénat6 pointent des dysfonctionnements et des erreurs stratégiques.

Ces rapports notent que l’ONF n’a qu’une connaissance très imparfaite de sa clientèle. Il est surprenant de constater par exemple qu’il n’existe pas au sein de l’ONF de service dédié à la connaissance et à l’étude du marché du bois. Cette fonction est assumée par le département commercial bois constitué actuellement de cinq personnes. Selon l’ONF, au niveau national, le temps consacré à la connaissance du marché est réparti entre trois ou quatre personnes et totalise moins d’un ETP. La recherche de rentabilité ne se traduit pas par des évolutions de mentalité et de structure. On cherche à gagner de l’argent sans rien changer à l’organisation qui a échoué.

Les choix faits par l’ONF sous la pression de l’État qui veut rentabiliser l’organisme (ou tout au moins limiter ses pertes) sont probablement bien plus responsables de la situation actuelle que ne l’est le grand gibier. Il faut aussi constater que les déficits sont bien antérieurs à l’augmentation des populations de grand gibier. Rendre ce dernier responsable de la mauvaise situation actuelle de la forêt est une manière de ne pas aborder les vraies questions de fond. C’est une méthode parfaitement maîtrisée par notre haute fonction publique qui ne peut pas admettre s’être trompée et n’a en définitive de compte à rendre à personne.

Les techniciens ONF que nous rencontrons sur le terrain sont tous d’excellents professionnels et sont les premiers désolés de cette situation. C’est à l’étage supérieur que Sénat et Cour des comptes situent les responsabilités.


  1. Rapport CGAAER n° 24100, IGEDD n° 015934-01  ↩︎
  2. Ibidem, page 17 ↩︎
  3. Page 16 du rapport CGAAER IGEDD ↩︎
  4. Sources des estimations : Études pan-européennes (Journal of Applied Ecology 2023, ENETWILD/EOW 2022-2023) ; données nationales (OFB France, PZŁ Pologne, GWCT UK). Les méthodes incluent comptages au brame, pièges photo et modèles SCR (Spatial Capture-Recapture). ↩︎
  5. L’Office national des forêts et le défi de la transition écologique ↩︎
  6. LES ACTIVITÉS DE L’ONF : UN ÉQUILIBRE FRAGILE ↩︎

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