Un récent fait divers (et d’hiver) parlant des chevreuils de Sibérie m’a incité à évoquer ce superbe animal. Dans la région de Novossibirsk, plus de 300 chevreuils sibériens ont dû être sauvés alors qu’ils se trouvaient piégés sur des lacs gelés lors de leur route migratoire annuelle. Voici déjà une des différences avec notre chevreuil européen, celui de Sibérie peut parfois migrer en groupes importants.
En plus de sa beauté et de ses trophées souvent imposants, le chevreuil de Sibérie a fait naître quelques controverses intéressantes chez les naturalistes et les chasseurs. Intéressons-nous à ce bel animal dont le nom scientifique est Capreolus pygargus.
Les différences avec le chevreuil européen
Le chevreuil de Sibérie (Capreolus pygargus) était historiquement considéré comme une sous-espèce du chevreuil occidental (Capreolus capreolus), mais des recherches menées en 1987 et 1991 ont mis en évidence des caractéristiques qui différencient les deux espèces. Tout d’abord, le chevreuil de Sibérie est bien plus grand et plus lourd que le chevreuil occidental, malgré cela il est d’une incroyable agilité, ses bonds sont impressionnants et peuvent atteindre 15 m en longueur.


De plus, les pédoncules des bois des mâles chevreuils de Sibérie sont plus espacés que ceux des mâles chevreuils occidentaux. Les bois sont aussi plus grands et plus ramifiés, ce qui donne des trophées absolument majestueux dont certains peuvent atteindre 1 kg !






Il existe aussi des différences biologiques : pour le premier le rut est en juillet/août, tandis que le second ne l’est qu’en septembre. De plus, contrairement à notre chevreuil européen, certains chevreuils de Sibérie effectuent des migrations massives au cours desquelles ils peuvent se rassembler en hardes comptant jusqu’à 500 individus.
Aire de répartition
Le chevreuil de Sibérie est originaire de la région paléarctique. Son aire de répartition est vaste et s’étend sur une grande partie de l’Asie du Nord, notamment sur des régions du centre et du nord du Kazakhstan et de la Mongolie. Elle s’étend aussi le long de la frontière sud de la Russie, jusqu’à l’est de l’Ukraine. On le rencontre également en Chine centrale, jusqu’à la moitié occidentale du Yangtsé et dans l’est du Tibet. Une population isolée a été signalée sur les versants nord du Caucase russe. Des populations disjointes existent également sur l’île de Jeju, en République de Corée. On le trouve dans les pays suivants : Russie, Chine, Kazakhstan, Corée du Nord, Corée du Sud, Mongolie, Kirghizstan, Birmanie.

Son habitat de préférence se situe dans les forêts tempérées, souvent à proximité de zones en cours de régénération et de clairières. On peut le trouver jusqu’à des altitudes de plus de 3 000 m. Il est capable de supporter des températures extrêmes, descendant jusqu’à -60 °C et de vivre dans des régions où la neige atteint 50 cm d’épaisseur. C’est dans les prairies de hautes herbes et les plaines inondables, où la nourriture abonde, que l’on trouve les plus fortes densités de chevreuils de Sibérie. Dans certains cas, les populations atteignent des densités allant jusqu’à 12 individus pour 100 hectares.
Il est intéressant de noter qu’il est en contact avec le chevreuil européen en Russie entre le Don, la Khoper et la Volga. Ce qui n’est pas sans influence sur le chevreuil européen puisque l’hybridation est possible entre ces deux sous-espèces. Nous savons que ceci a pu être utilisé pour « booster » les trophées de chevreuil dans certains pays européens. On sait maintenant que certains chevreuils sibériens ont été importés en Pologne dans ce but1.
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Description
En termes de taille et de poids, les différences avec le chevreuil européen sont importantes. Les mâles pèsent de 40 à 60 kg et mesurent de 128 à 145 cm. Les femelles pèsent de 35 à 45 kg. La hauteur au garrot va de 82 à 94 cm. Le chevreuil de Sibérie possède des pattes postérieures plus longues que ses pattes antérieures.
Sa formule dentaire est : 0033/3133.
Le pelage du chevreuil de Sibérie présente des variations de couleur et de taille de bois selon la saison. En hiver, il est principalement taupe, avec des nuances blanc crème sur le ventre. En été, sa couleur taupe vire à un rouge orangé plus vif, tandis que son ventre reste crème.
Reproduction
Le chevreuil de Sibérie a une saison des amours qui s’étend de mi-juillet à mi-septembre, le rut étant concentré en août et septembre. Les femelles sont polyœstriennes saisonnières et connaissent une longue période de reproduction annuelle. Le chevreuil de Sibérie pratique la polygynie : un mâle dominant s’accouple avec plusieurs femelles.
Les femelles connaissent une diapause embryonnaire d’environ quatre mois ; une fois la reproduction effectuée, les embryons ne se développent qu’à partir du mois de janvier. La mise bas a lieu au printemps, de mai à début juillet. Les femelles peuvent donner naissance de un à trois chevreaux à la fois, mais les jumeaux sont les plus fréquents. Le poids des faons à la naissance varie de 1,8 à 2,2 kg.
Après la mise bas, les femelles se déplacent vers un nouveau site jusqu’au sevrage de leurs petits, qui dure de 3 à 5 mois. Les femelles atteignent la maturité sexuelle dès l’âge d’un an, tandis que les mâles l’atteignent vers 2 ans. Une fois adultes, les mâles chevreuils de Sibérie se dispersent pour trouver des partenaires et établir leur propre territoire. Comme pour le chevreuil européen, les mâles n’interviennent plus dans les soins parentaux après l’accouplement. Ceci est à mentionner à tous les « experts » anti-chasse qui parlent du « pauvre petit faon à la recherche de son papa… »
Comportement
Le chevreuil de Sibérie est crépusculaire et passe la majeure partie de son temps à brouter la végétation. Il s’alimente en moyenne sept fois par jour. Son régime alimentaire se compose principalement de feuilles et de tiges d’herbes ou de plantes ligneuses, mais en hiver, il consomme également des branches, ainsi que des mousses et des lichens. Le chevreuil de Sibérie vit en groupes sociaux généralement dirigés par un mâle dominant.
Il est territorial uniquement pendant la période de reproduction. Durant cette période, les mâles entrent en rut, caractérisé par une grande agressivité. Ils marquent leur territoire, à la fois avec des signaux visuels, en grattant les arbres avec leurs bois mais aussi avec des signaux olfactifs en déposant des sécrétions provenant de glandes situées sur leur tête, ou un mélange d’urine et de sébum provenant de glandes tarsiennes situées sur leurs pattes postérieures.
Les femelles cessent tout contact social avec leurs précédents petits environ 2 à 4 semaines avant la naissance de nouveaux faons. Ce comportement protège les femelles et leurs nouveau-nés des interactions négatives avec les autres.
Le chevreuil de Sibérie migre de façon saisonnière pour éviter les rigueurs de l’hiver, bien qu’il puisse tolérer des températures comprises entre -60 °C et 40 °C. Lors de la migration, il peut parcourir jusqu’à 500 km. La migration a généralement lieu en septembre et octobre. Le départ des zones d’alimentation estivales coïncide généralement avec les premières gelées. Il regagne ses quartiers d’été à partir de mars ou avril. Pendant la majeure partie de l’année, il vit en petits groupes familiaux, cependant, on peut observer des hardes beaucoup plus importantes (jusqu’à 500 individus) pendant la migration.
Domaine vital
Le chevreuil de Sibérie possède un domaine vital dont la taille varie selon le sexe. Les mâles ont un domaine vital moyen de 150 ha, tandis que celui des femelles est plus étendu, atteignant en moyenne 220 ha. Cependant, la taille du domaine vital varie considérablement en fonction de la disponibilité des ressources essentielles (nourriture, abri, etc.). Elle peut être aussi réduite que 100 ha dans des conditions favorables et atteindre 1 500 ha lorsque les ressources sont rares.
Les prédateurs du chevreuil de Sibérie
Parmi les prédateurs naturels du chevreuil de Sibérie figurent le léopard (Panthera pardus), le lynx boréal (Lynx lynx) et le loup gris (Canis lupus). Plus rarement, le chevreuil de Sibérie est la proie du tigre de l’Amour (Panthera tigris altaica), de la panthère des neiges (Panthera uncia) et de l’ours brun (Ursus arctos).
Les chevreuils de Sibérie vivent en groupe pour se protéger des prédateurs. Ils font preuve d’une vigilance accrue lorsqu’ils cherchent de la nourriture et, s’ils détectent des prédateurs, ils utilisent des signaux visuels et des cris d’alarme pour avertir les autres membres du groupe d’un danger potentiel.
État de conservation

Le chevreuil de Sibérie est classé comme espèce de « préoccupation mineure » sur la liste rouge de l’UICN qui estime qu’il est commun dans toute son aire de répartition, mais aucune estimation globale de la population n’est disponible.
Au XIXème siècle, on estimait à 500 000 le nombre de chevreuils prélevés par les chasseurs chaque année en Russie ; les prélèvements sont aujourd’hui moins importants mais le braconnage demeure un problème. Le changement climatique aggrave également les conséquences du braconnage et d’une chasse parfois excessive. Le chevreuil de Sibérie est également affecté négativement par l’évolution de l’utilisation des terres vers l’élevage en Russie, ce qui réduit la superficie de son habitat disponible.
Les efforts déployés pour réglementer plus rigoureusement la chasse montrent leurs résultats et les scientifiques russes estiment que la population est stable, voire en légère augmentation. Les quotas stricts de prélèvement et les licences de chasse onéreuses instaurés dans plusieurs pays ont permis de réduire les prélèvements et le braconnage.
Controverses à son propos
Une des questions qui revient souvent à son propos est celle-ci : jusqu’où à l’ouest peut-on trouver des chevreuils de Sibérie ? Les scientifiques nous affirment que son aire de répartition s’arrête à l’est de l’Ukraine mais bien des témoignages de chasseurs et de naturalistes semblent indiquer que certains spécimens auraient été observés bien plus à l’ouest. Des chasseurs auraient prélevé des Capreolus pygargus en Allemagne et en Autriche et dans les Carpates. Un médecins du Wurtemberg, a rapporté que non loin de Bad Wurzach, il avait observé un trophée accroché dans une ferme qui présentait toutes les caractéristiques typiques d’un chevreuil sibérien : une hauteur de 35 cm et un écartement de 20 cm. Selon les fermiers, cet animal aurait été chassé il y a de nombreuses années dans les Carpates.
Un autre exemple datant de 1937 est assez surprenant, il est mentionné par un certain docteur Lehmann, grand spécialiste des trophées. Lors de l’exposition internationale de trophées de Berlin en 1937, tout le monde a été surpris par celui d’un chevreuil tiré le 8 août 1909 par Ludwig Grabinski dans la réserve de Schrien près de Glogau en Silésie. Comme il avait été chassé en Europe, les cotateurs de l’époque lui ont appliqué le barème du Capreolus capreolus et il a obtenu 151,5 points, et une médaille internationale.
Bien des années plus tard, d’autres spécialistes se sont penchés sur ce trophée exceptionnel et ont suggéré que ce chevreuil à huit cors asymétriques, ne pouvait être celui d’un chevreuil européen. La longueur des bois, la longueur des andouillers et leur angle d’attache, la large envergure, tout cela indique que les bois proviennent en réalité d’un Capreolus pygargus.
Comment expliquer la présence d’un représentant de cette espèce au début du XXème siècle sur le cours moyen de l’Oder ? Arrivées naturelles ? Importation volontaire ? Croisements ?
Les biologistes et scientifiques peuvent peut-être nous aider à trouver une réponse. En effet, il semble que l’aire de répartition du chevreuil de Sibérie s’étendait bien plus à l’Ouest lors des périodes glaciaires. Il est donc envisageable que le patrimoine génétique de ces ancêtres puisse encore aujourd’hui influencer les populations locales de Capreolus capreolus, même là où les populations de chevreuils sibériens ont disparu depuis longtemps.
Un ouvrage allemand de référence s’est penché sur cette question et a relevé de nombreux exemples de trophées de type sibériens en Allemagne et en Autriche.

L’auteur s’intéresse en particulier aux deux trophées représentés sur les illustrations 4 et 5. Leur propriétaire est un certain Wilhem Schmid, de Viechtach. Sur la plaque est indiqué le lieu et l’année de prélèvement. Ces deux brocards auraient été tirés en 1900 dans le Haut-Palatinat, non loin de la forêt bavaroise.
Les spécialistes se sont demandé si cette histoire était réelle ou si ces trophées avaient été importés, achetés à un collectionneur en ayant rapporté de Russie. L’auteur du livre remarque que ces trophées sont, certes typiques des chevreuils de Sibérie, mais qu’ils sont assez modestes pour cette espèce aux bois en général plus imposants. En effet, les longueurs des bois sont de 27,2 et 24 cm (n° 4) et de 22,8 et 26,9 cm (n° 5) pour une envergure d’environ 20 cm ; ils ne peuvent en aucun cas être qualifiées d’exceptionnels. De plus, les bois sont irréguliers et particulièrement inesthétiques.
Ce sont justement la modestie des bois et leur aspect inesthétique qui permettent à l’auteur de l’ouvrage de penser qu’ils ont bien été prélevés là où leur propriétaire le prétend car leur peu de valeur ne justifierait pas un achat et une importation depuis un pays lointain.
Les enquêtes de ces spécialistes sont toujours passionnantes. L’étendue de leurs connaissances est impressionnante, ils sont les gardiens d’un savoir indispensable à notre passion. Il est bien dommage de constater qu’ils se font rares et que le chasseur d’aujourd’hui est de plus en plus un simple consommateur qui ne fait pas assez l’effort de s’intéresser aux animaux qu’il chasse, à l’histoire de notre passion, à la culture qu’elle véhicule et dont nous sommes les héritiers.
Références.
Pour ceux qui aimeraient approfondir leurs connaissances sur ce superbe animal, voici quelques références intéressantes.
- Argunov, A., V. Safronov. 2012. Structure démographique de la population de chevreuils de Sibérie (Capreolus pygargus pall.) dans le centre de la Yakoutie. Russian Journal of Ecology , 44/5 : 402-407.
- Argunov, A. 2020. Activités de marquage du chevreuil de Sibérie (Capreolus pygargus, Cervidae) en Yakoutie centrale. Bulletin de biologie , 48/9 : 1650-1657.
- Argunov, A., V. Stepanova. 2011. Structure du régime alimentaire du chevreuil de Sibérie en Yakoutie. Russian Journal of Ecology , 42/2 : 161-164.
- Baskin, L., K. Danell. 2013. Écologie des ongulés . Berlin, Allemagne : Springer Berlin Heidelberg.
- Danilkin, A. 1995. Capreolus pygargus. Mammalian Species , 512: 1-7.
- Doss, M., M. Farr, K. Roach, G. Anastos. 1974. Index-Catalogue de zoologie médicale et vétérinaire . Washington, DC : US Government Printing Office.
- Gashev, S. 2013. Tendances démographiques et statut taxonomique du chevreuil de Sibérie dans la région de Tioumen. Contemporary Problems of Ecology , 7 : 537–542. https://doi.org/10.1134/S1995425514050047 .
- Lovari, S., M. Masseti, R. Lorenzini. 2016. « Capreolus pygargus » (En ligne). Liste rouge des espèces menacées de l’UICN 2016 : e.T42396A22161884 sur https://dx.doi.org/10.2305/IUCN.UK.2016-1.RLTS.T42396A22161884.en .
- Lyngdoh, S., S. Shrotriya, S. Goyal, H. Clements, M. Hayward et B. Habib. 2014. Préférences alimentaires du léopard des neiges (Panthera uncia) : la spécificité régionale du régime alimentaire revêt une importance mondiale pour la conservation. PLoS One , 9/2 : e88349. Consulté le 26 novembre 2022 à l’ adresse doi : 10.1371/journal.pone.0088349 .
- Nowak, R. 1999. Walker’s Mammals of the World Volume II . Baltimore, Maryland: Johns Hopkins University Press.
- Stepanova, V., A. Argunov. 2009. Structure du régime alimentaire du chevreuil de Sibérie en Yakoutie. Russian Journal of Ecology , 42/2 : 161-164.
- Sugar, L., R. Entzeroth, B. Chobotar. 1990. Ultrastructure de Sarcocystis sibirica (Matchulski, 1947) du chevreuil de Sibérie, Capreolus pygargus. Parasitologia Hungarica , 23 : 13-17.
- « Introgression of mtDNA of Siberian roe deer into the genome of European roe deer has recently been detected in eastern Europe. Such introgression might be caused by human-mediated translocations of Siberian roe deer within the range of European roe deer. » dans Weak Population Structure in European Roe Deer (Capreolus capreolus) and Evidence of Introgressive Hybridization with Siberian Roe Deer (C. pygargus) in Northeastern Poland ↩︎
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