Peut-on imaginer un chasseur sans couteau ? Peut-on d’ailleurs imaginer un homme sans couteau ? Dans le monde d’aujourd’hui, fait d’hommes parfois déconstruits, dévirilisés, enfermés dans des métropoles de béton, d’asphalte et coupés de leurs racines, le couteau n’est plus un outil nécessaire mais pour les autres, ceux qui ont su résister à cette déconstruction, un couteau reste le compagnon indispensable.
Dominique Venner le dit bien « Quand on possède un couteau, rien n’est jamais tout à fait perdu. »1 Rappelons-nous de notre émotion lorsque nous fut offert notre premier canif. C’est un moment qui reste gravé dans nos mémoires car, avec ce cadeau, nous entrions dans le monde des hommes et étions tout d’un coup considérés comme suffisamment responsables pour en être détenteurs.
Pour nous qui arpentons la nature, les forêts et les montagnes, il n’est pas possible de vivre sans couteau. Que ce soit pour couper un saucisson ou servir un chevreuil.
Nous sommes dans la période de Noël qui est celle des cadeaux et je me permets un conseil. Pour sortir des sentiers battus et éviter les présents convenus, offrez un beau couteau ! Non seulement, vous ferez un énorme plaisir à la personne qui le recevra mais en plus, il vous regardera désormais d’un oeil différent, vous serez complices !
Puisque cet objet est indispensable, autant qu’il soit beau. Yukio Mishima a écrit « Ce qui est beau doit être fort, brillant et débordant d’énergie.2« Ce pourrait être la définition du couteau. Bien sûr, nous pouvons nous contenter de n’importe quelle lame industrielle, fabriquée en nombre mais pourquoi se refuser le plaisir de posséder un bel objet ? De plus, cela permet à des artisans, souvent des artistes, de travailler et de nous émerveiller avec leurs réalisations.
Le travail de l’un de ces artisans d’art m’a interpellé tant ses réalisations sont superbes et disent l’amour du travail bien fait et l’intérêt pour l’authenticité. Il s’appelle Bastien Divorne, il est suisse et sa forge est installée dans le Valais. Laissons-le se présenter lui-même.
Qui est Bastien Divorne ?
Après un premier stage de forge en 2017 et quelques années d’expérimentations, je crée l’Atelier Divorne en 2022. Au cœur de ma démarche, le travail de la matière, la construction d’un dialogue entre ses exigences brutes et la recherche esthétique, sans y sacrifier la fonctionnalité.
Chaque pièce est réalisée à la main, en minimisant l’usage de machinerie moderne. De la forge aux finitions, j’attache une importance primordiale au geste.
Ma démarche s’ancre dans une perspective au long cours de préservation de savoirs et de savoirs-faire qui, s’ils ne sont pas mis en pratique, pourraient à la longue sombrer dans l’oubli.
Les contraintes propres aux matériaux minéraux, animaux ou végétaux guident la manière de les mettre en valeur, l’ornementation reste au service de la ligne. Au service des souhaits de personnalisation également : chaque couteau, unique, doit être la traduction physique des souhaits de son futur propriétaire. Celui-ci participe à la définition des caractéristiques techniques de la pièce, commente et oriente la réalisation des croquis, le choix des matières et bien sûr le style d’ornementation.
Le processus de création d’une pièce unique s’inscrit dans le temps long. Temps nécessaire à la fabrication, bien sûr, mais surtout mémoire de techniques ancestrales, gestes à toujours perfectionner et, perspective complémentaire, dialogue avec les futurs propriétaires. Car un couteau se transmet. Ce n’est pas seulement l’objet qui traversera le temps, d’une génération à l’autre, mais aussi l’histoire qu’il raconte.
J’ai choisi de privilégier les couteaux de cuisine et les couteaux de chasse. Parce que ces deux domaines sont intrinsèquement liés, bien sûr, mais aussi, et surtout, par goût personnel. Amateur de bonne chère, je viens d’un territoire où les traditions de chasse sont fortes. C’est la chasse à l’approche en haute montagne qui y est particulièrement pratiquée (chamois, cerf, bouquetin…). Mon grand-père comme mon parrain, décédés alors que j’étais encore trop jeune pour les accompagner, étaient chasseurs. Mon parrain a légué son mousqueton K31 à l’enfant que j’étais. Depuis, je rêve de passer mon permis de chasse. Le processus en Suisse est long : il demande un investissement intensif deux ans durant. Cela fait partie de mes objectifs.
Baignant dans cette culture de chasse, il était naturel pour moi de m’orienter vers la création de ce compagnon du chasseur qu’est son couteau. Mes réalisations sont marquées par le paysage rude et majestueux des Alpes valaisannes dans lequel cette activité traditionnelle s’exerce.
La première inspiration est une rencontre, avec un paysage, une luminosité, une situation, une personne porteuse de désirs et d’exigences. Les premières esquisses retiennent ce moment. Puis il faut tenir compte des défis techniques, de la matière qui dicte ses contraintes et guide la main. Ces impératifs parfois transforment le projet : un montage sur soie peut devenir un faux plate-semelle si le bloc d’ivoire de mammouth prévu pour le manche se fend.
La matière exige, la main transforme. La recherche de l’élégance, de la ligne juste naît de cette confrontation, traduit cet équilibre. Au travers de chaque pièce, c’est un dialogue qui s’instaure d’un être humain à un autre, dont le couteau est le médiateur. Car il est bien plus qu’un objet : un lien. Au-delà de la culture du jetable et des modes passagères.
La naissance d’un couteau, pas à pas
Grâce à Bastien Divorne, nous allons assister, étape, par étape à la naissance d’un couteau mélangeant acier brut et acier Damas. Une véritable oeuvre d’art !






Quelques réalisations de l’atelier Divorne
Faux plate semelle, acier simple XC75, manche en ivoire de mammouth fossilisé, feuilles d’acanthe sculptées sur le dos de lame et la garde.



Couteau de chasse, acier simple XC75 trempe sélective, faux plate semelle, manche en corne de vache d’Hérins, lame sculptée : vaches d’Hérins combattant (les combats hiérarchiques de cette race se déroulent à l’alpage lors de chaque estive. Un concours régional permet aux meilleures combattantes, les « reines » de se rencontrer de manière organisée, depuis 1922).

Couteau en damas de chaînes de tronçonneuse, plate semelle, manche en peuplier stabilisé

Couteau de chef, acier simple 90MCV8, brut de forge, émouture haute, manche en ébène royal et résine époxy bleu nacré

En admirant ces superbes couteaux, comment ne pas penser à cette réflexion de Jean Raspail : « Voilà pourquoi je révère l’objet. S’il n’avait existé, je l’aurais inventé. À nouveau je le saisis. Pour la millième fois depuis que j’en ai reçu la garde, j’en prends connaissance tactilement. Je me calme. Je reviens à l’essentiel. Rien ne vaut l’arrondi parfois de l’objet et la paume de mes mains glissant sur la pierre noire, polie trois mille ans plus tôt par quelqu’un qui, peut-être, me ressemblait.3«
Lexique :
- Borax : indispensable à la forge des couteliers. Il est un puissant décapant pour évacuer les impuretés et scories de l’acier (la calamine) et évite l’oxydation au cœur de la soudure.
- Damas : c’est un mode de raffinage du fer par martelages, pliages et étirements successifs.
- Émouture : désigne à la fois la partie de la lame qui s’amincit pour former le fil de la lame ainsi que la façon dont la lame s’amincit.
- Trousse : associations de lames d’acier, solidarisés par des pointes de soudure manuelle.
- Dictionnaire amoureux de la chasse, éditions Plon, coll. Dictionnaire amoureux, 2006 ↩︎
- Le Japon moderne et l’éthique samouraï (Introduction to Hagakuré), 1967, trad. Émile Jean, éditions Gallimard, coll. Arcades, 1985 ↩︎
- Jean Raspail La hache des steppes, éditions Robert Laffont, 1974 ↩︎
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